Le colloque « Psychiatrie : sortir de l’état d’urgence », organisé conjointement par l’Institut Montaigne, la Fondation FondaMental et Coopération Santé le 4 octobre 2018 au Palais Bourbon, avait pour objectif de nourrir la réflexion sur la nécessaire réforme en profondeur de la psychiatrie française. S’appuyant sur les 25 propositions formulées dans l’ouvrage publié aux éditions Fayard, « Psychiatrie : l’état d’urgence », co-écrit par les professeurs Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, les orateurs se sont attachés à rappeler quelques-uns des grands défis auxquels est confrontée cette discipline ainsi qu’à présenter des pistes d’action concrètes.
Le parti-pris de ce colloque, qui fut aussi celui qui présida à la rédaction du livre, a consisté à réunir, autour de l’enjeu sociétal que représente la psychiatrie, des expériences de vie et des points de vue très différents.
Parmi les enjeux évoqués lors de ce colloque, la méconnaissance comme les représentations sociales stigmatisantes qui entourent ces maladies constituent un obstacle majeur à une prise en charge de qualité. En effet, d’après un sondage Ipsos-FondaMental-Klesia de 2014, 79% des Français interrogés ne se sentent pas suffisamment informés sur la conduite à tenir en cas de problèmes de santé mentale et 84% ne s’estiment pas informés sur la prévention des maladies mentales. La construction d’un nouveau discours fondé sur une information qualifiée, apparaît comme un préalable à toutes réformes.
L’organisation de l’offre de soins constitue un autre axe de réflexion. De nombreux indicateurs témoignent d’un système de soins à bout de souffle, qui peine à remplir ses missions : paupérisation du secteur hospitalier, inégalités territoriales, hospitalo-centrisme et clivage avec la médecine chirurgie obstétrique (MCO) persistants, ruptures dans les parcours de soins, pratiques en hausse de la contention et des soins sans consentement, collaborations insuffisantes entre le sanitaire, le social et le médico-social… Pour repenser les soins psychiatriques et les faire entrer de plain-pied dans le XXIème siècle, comment s’appuyer sur la richesse des initiatives de terrain ? Comment financer ces projets, quelle part doit assumer l’Etat et quels rôles peuvent jouer les donateurs et mécènes ? Comment renforcer les liens entre les soins et la recherche et s’ouvrir aux innovations offertes par les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et le big data ?
Si la Feuille de route sur la psychiatrie et santé mentale présentée en juin 2018 et le Plan « Ma Santé 2022 » incarnent une prise de conscience de la gravité de la situation comme de la crise traversée par la psychiatrie, certains aspects restent peu – ou ne sont pas – abordés. Ce colloque aura été l’occasion de débattre de ces pistes inexplorées.
PREMIERE TABLE RONDE : Les questions d’éthique, l’innovation et le financement
Les troubles psychiatriques représentent le premier poste budgétaire de l’Assurance maladie, soit 23 milliards d’euros. Pour la première fois, l’étude du rapport « charges et produits 2018 » de la CNAM a mis l’accent sur la psychiatrie en pointant le niveau de qualité des soins prodigués, la surmortalité importante des personnes atteintes de maladies psychiatriques la faible adéquation entre les recommandations de bonnes pratiques et les prescriptions. A titre d’exemple, une étude sur les troubles bipolaires a révélé que moins de 5% des patients se sont vus prescrire du lithium, qui constitue pourtant le traitement de référence pour cette maladie.
Pour remédier à cette situation, l’Assurance maladie émet dans son rapport, plusieurs propositions. Deux d’entre elles sont relatives à des incitations financières pour accompagner les changements des pratiques :
- Introduire des indicateurs relatifs à la pertinence de la prescription des psychotropes dans la Rémunération sur objectif de santé publique (ROSP) des médecins traitants ;
- Prendre en compte la fréquence et la gravité des pathologies somatiques des personnes hospitalisées en établissement psychiatrique dans l’affectation de la dotation annuelle de financement de ces établissements.
La question de la prise en charge des personnes avec un trouble psychiatrique se pose aussi sous l’angle éthique. La psychiatrie est l’une des seules disciplines du champ médical confrontée de façon aussi forte à la question du respect de la dignité des personnes et de l’exercice de leur liberté individuelle, à travers les soins sans consentement et la contention. Si ces pratiques de soins encadrées par la loi se justifient par l’état clinique d’un patient, le recours croissant aux soins sans consentement ainsi que les fortes disparités territoriales observées imposent un examen critique de ces pratiques médicales. Ils questionnent tout autant une certaine « culture de l’enfermement », partagée par l’ensemble du corps social à l’égard des personnes atteintes de troubles psychiatriques, que le fonctionnement de certains services hospitaliers dans un contexte de pénurie financière et de manque de formation spécifique du personnel soignant.
SECONDE TABLE RONDE : Réduction du retard de diagnostic et facilitation de l’accès aux soins
A bien des égards, la forte stigmatisation des maladies psychiatriques constitue le fléau originel de bien des maux, au premier rang desquels le fort retard dans l’accès aux soins ainsi que le retard diagnostique. Le cas de la schizophrénie est sans doute le plus emblématique ; en témoignent ces chiffres particulièrement alarmants : 83% des Français considèrent la schizophrénie comme une maladie dangereuse, perception partagée par 77% des médecins généralistes et 11% des familles concernées. Cela rejaillit sur les patients, leurs familles et les soignants avec des conséquences dramatiques : les jeunes malades ont peur de consulter et de parler de leur souffrance. Il en découle d’importants retards de diagnostic et de prise en charge, qui accroissent la souffrance et un sentiment de culpabilité des familles. La stigmatisation de ces maladies dans notre pays doit être dénoncée, contrée et combattue en toute occasion au profit d’une information claire et fiable, respectueuse des personnes malades.
Un autre levier pour améliorer l’accès aux soins et la précocité des prises en charge tient au repérage des troubles par les médecins généralistes. A bien des égards, ces derniers s’estiment souvent démunis face à des patients présentant des troubles psychiatriques, soit parce qu’ils manquent de formation sur le sujet et ne disposent pas d’outils cliniques pour diagnostiquer ces troubles, soit parce que la collaboration avec les psychiatres est défaillante, parfois du fait d’une offre inexistante de psychiatres libéraux ou hospitaliers sur de nombreux territoires.
A l’instar d’autres pathologies, la question psychiatrique s’inscrit au cœur des problématiques d’inégalités sociales et territoriales de santé. L’une des propositions envisagées dans le livre « Psychiatrie, l’Etat d’urgence » consiste à rapprocher la psychiatrie des maisons de santé pluridisciplinaires (MSP), dans un souci croissant de coopération autour des besoins du patient. Les idées évoquées concernent tout autant la présence d’un psychiatre et/ou un psychologue au sein de chaque MSP, que la possible intégration de certains Centres Médico-Psychologiques au sein de MSP.
TROISIEME TABLE RONDE : Amélioration de l’observance et réduction des hospitalisations
Le poids encore fort de l’hospitalisation dans les dépenses de santé, l’inadéquation entre les recommandations de bonnes pratiques et les soins courants comme la difficile observance des traitements par les patients constituent quelques-uns des indicateurs de la faillite persistante du système de soins en psychiatrie. Agir pour corriger ces écueils et identifier les leviers d’action de la transformation des pratiques est un enjeu de premier ordre pour améliorer la qualité des soins dispensés et favoriser autant que possible le rétablissement des personnes avec un trouble psychiatrique. Le financement, le pilotage des politiques de santé comme l’innovation dans les modes de prise en charge figurent comme des axes possibles de transformation.
Le financement des établissements et services de psychiatrie est problématique. La dotation annuelle de financement (DAF) attribuée aux établissements psychiatriques ne prend pas en compte la fréquence et la gravité des pathologies somatiques des personnes hospitalisées.
Si le projet de loi de financement de la sécurité sociale 2019 a annoncé le relèvement de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) de 2,3 à 2,5% afin de soutenir la transformation du système de santé annoncée dans le Plan « Ma Santé 2022 », cette augmentation de l’Ondam n’aura selon toutes vraisemblances, quasiment pas d’impacts pour la psychiatrie.
La question de l’organisation des soins et du pilotage des politiques de santé constitue un autre levier de transformation. Des travaux de recherche ont notamment montré en quoi la philosophie du secteur (qui, dans les années 60, a refondé la prise en charge en psychiatrie en France) a échoué à faire advenir un système de prise en charge véritablement égalitaire, intégratif fondé sur des principes de continuité, de proximité et d’accessibilité. Son pilotage hospitalo-centré, le manque d’alternatives à l’hospitalisation à temps plein, le manque de coopération ainsi que les fortes disparités territoriales sont autant d’indicateurs d’un système à bout de souffle. Dans ce contexte, l’élaboration des projets territoriaux de santé mentale (PTSM) apparaît comme une opportunité intéressante de repenser l’organisation des soins en impliquant l’ensemble des parties prenantes (élus, acteurs sanitaires, sociaux, médico-sociaux, patients, représentants associatifs, Education nationale, police…). Le défi est toutefois d’ampleur du fait du peu de contraintes qui pèse sur les acteurs. Le pilotage comme la coordination s’avèreront décisifs.
Enfin, il est nécessaire de s’appuyer sur les initiatives des acteurs de terrain qui expérimentent de nouveaux modes de prise en charge. C’est le cas de l’expérience menée à Nancy autour de dispositifs de case management, mis en place pour intervenir le plus tôt possible dans les psychoses. Les troubles psychotiques peuvent s’accompagner de handicaps importants et sont associés à une surmortalité dramatique. Le retard dans l’accès aux soins et – conséquemment – de diagnostic posent donc un problème majeur. Pour intervenir le plus rapidement possible, des équipes de détection précoce ont ainsi été mises en place dans la région, sur le modèle d’une initiative australienne implantée à Melbourne. Un tel dispositif permet d’améliorer la qualité des services de soins, le pronostic de la maladie et de réduire le coût des dépenses de santé d’environ 5000 euros par an et par personne. Pour perdurer, cette initiative nécessite de définir le statut de case manager (qui peut être infirmier, psychologue ou travailleur social), qu’il s’agit de valoriser et de rétribuer en conséquence et de faire de la prise en charge précoce des pathologies psychiatriques, une priorité.
QUATRIEME TABLE RONDE : La psychiatrie du XXIe siècle
Comment permettre à chaque personne atteinte de troubles psychiatriques de bénéficier de soins personnalisés adaptés à ses besoins ? L’avènement d’une médecine de précision en psychiatrie, c’est-à-dire la prescription de la stratégie thérapeutique la plus efficace en fonction de chaque patient, de son profil et du degré de sévérité de sa maladie, constitue, à n’en pas douter, le défi de la psychiatrie du XXIème siècle. Mais comment relever ce défi ? Les réponses sont à trouver dans l’organisation de l’offre de soins et dans le soutien ambitieux à la recherche.
Face à l’hétérogénéité des troubles psychiatriques, au chevauchement des symptômes cliniques, à l’essor de la pharmacologie et des thérapies psychosociales, le praticien a souvent du mal à se repérer dans l’ensemble des stratégies à sa disposition. A bien des égards, la création d’une psychiatrie spécialisée de niveau 3 (niveau de recours) apparaît comme une évolution nécessaire et complémentaire à la psychiatrie de premiers recours. C’est le modèle qu’a développé la Fondation FondaMental à travers la création du modèle des Centres Experts, qui s’appuie sur un important travail de coordination. Les premières études d’impact de ce dispositif ont démontré une meilleure observance des traitements, une plus grande adéquation aux recommandations internationales, une amélioration de la symptomatologie et une réduction de la durée et de la fréquence des hospitalisations. Il est à noter que, loin d’être inédite, une telle évolution de l’organisation des soins a déjà été opérée dans la plupart des disciplines médicales (cancérologie, cardiologie, neurologie…) avec des bénéfices avérés dans la prise en charge des patients. Reste à obtenir la reconnaissance, le soutien et le déploiement de ce modèle en psychiatrie.
Le soutien ambitieux apporté à l’effort de recherche constitue l’autre levier d’action pour permettre le développement d’une médecine de précision en psychiatrie. L’exemple des travaux de recherche menés pour prévenir le risque suicidaire nous éclaire sur les enjeux auxquels sont confrontés médecins et chercheurs pour identifier des facteurs de risque du suicide. En France, le suicide est responsable de près de 10 000 décès par an (ce taux est élevé par rapport à l’ensemble de l’Union Européenne) et constitue la deuxième cause de mortalité chez les jeunes. Pouvoir mieux prévenir les conduites à risque suicidaire nécessite à la fois de disposer de cohortes de patients bien caractérisés, d’un effort financier à la hauteur, du développement de compétences d’experts (chercheurs et cliniciens) ainsi que le recours à de nouveaux outils technologiques (big data et intelligence artificielle).
Sur ces points, force est de constater que la recherche française en psychiatrie souffre d’un sous-investissement chronique en comparaison à d’autres pays de l’OCDE: Seuls 4% du budget de la recherche biomédicale sont affectés à la psychiatrie. Les conséquences sont délétères et se concentrent en premier lieu sur le manque d’attractivité de la discipline pour de jeunes chercheurs et médecins-psychiatres.
Pour autant, la recherche française possède, malgré ces obstacles, de nombreux atouts sur lesquels s’appuyer (qualité des publications et des travaux conduits) pour servir de socle au déploiement d’une stratégie de recherche à la hauteur de l’enjeu de santé publique que représente la psychiatrie.
Les défis auxquels est confrontée la psychiatrie sont d’ampleurs mais les initiatives à l’œuvre sont prometteuses. L’espoir doit infuser les discours et conduire les actions à venir. La détermination comme la mobilisation de l’ensemble des acteurs (patients, proches, acteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux, élus…) sont essentiels à la création d’un élan et d’une ambition politiques à la hauteur des enjeux. Le colloque s’est clôturé sur ces mots « soigner la psychiatrie, c’est soigner notre système de santé ».