« Nous devons tirer les leçons de la pandémie de Covid-19 pour protéger les populations vulnérables sur le plan de la santé mentale. »
Interview avec Livia de Picker, psychiatre, chercheuse l’Université d’Anvers et à l’Hôpital Psychiatrique Universitaire Duffel (Belgique)
Quels sont les effets de la pandémie de Covid-19 sur la population en termes de santé mentale ?
Au cours des trois dernières années, les médias ont mis l’accent sur les effets de la pandémie de Covid-19 sur notre santé mentale : elle a notamment causé une hausse de l’anxiété, des dépressions, du stress et des problèmes de sommeil. Heureusement, la plupart de ces effets semblent être temporaires et nous constatons un retour progressif à la normale pour une grande partie de la population.
Toutefois, certaines populations vulnérables présentent encore des séquelles à long terme de la pandémie, en particulier les enfants et les adolescents. Ces derniers souffrent notamment de troubles du comportement alimentaire. Les personnes en situation précaire, éloignées du soin, ont également été plus vulnérables face aux conséquences de la pandémie sur la santé mentale et doivent désormais faire face aux conséquences socio-économiques des dernières crises. Enfin, les professionnels de santé, principalement aux urgences, ont subi de plein fouet l’impact de la pandémie. En Europe, 17% des infirmières en psychiatrie ont quitté leur emploi depuis la pandémie. De même, les équipes de soin font face à un manque de personnel et à un turnover important. Il est donc crucial de donner au personnel soignant, et notamment en psychiatrie, les moyens de répondre aux besoins de la population.
Selon vous, la pandémie de Covid-19 a-t-elle permis une libération de la parole sur les maladies mentales ?
Oui et non. C’est le paradoxe de cette pandémie : nous n’avons jamais autant parlé de santé mentale dans les médias, jamais fait autant d’études et de sondages, mais dans le même temps, les personnes qui souffraient déjà d’un trouble psychiatrique sévère avant la crise ont été les grands oubliés de la réponse sanitaire. Ces personnes n’ont pas été identifiées comme prioritaires lors des campagnes de vaccination, alors même qu’une multitude de preuves scientifiques confirme qu’elles font partie des populations les plus à risque au même titre que les personnes âgées ou souffrant de comorbidités somatiques. De plus, les hôpitaux psychiatriques n’ont pas reçu de tests PCR ou d’équipements de protection individuelle, ni de conseils sur la façon de limiter les risques dans leurs établissements de soins.
Enfin, si la pandémie a permis de libérer la parole sur la santé mentale en permettant une meilleure prise en compte des troubles anxieux et du stress, les troubles psychiatriques sévères comme la schizophrénie ou la bipolarité sont encore stigmatisés.
Depuis 2020, la recherche a mis en évidence l’existence de symptômes neuropsychiatriques du Covid long. Trois ans après le début de la pandémie, quels sont les effets à long terme de cette maladie ?
Au début de la pandémie, les chercheurs en psychiatrie et en neuroscience ont tiré la sonnette d’alarme. En comparant le Covid-19 à d’autres épidémies provoquées par des souches plus anciennes de coronavirus, le SRAS et le MERS, ils ont anticipé l’existence de symptômes neuropsychiatriques liés à ce nouveau virus. Malheureusement, la science nous a donné raison : on estime qu’un tiers des patients infectés développent des troubles neuropsychiatriques. Dans la majorité des cas, ces difficultés ne disparaissent pas dans les 12 semaines suivant l’infection. On parle donc de Covid long ou de syndrome post-Covid (post-acute covid syndrome).
Parmi les symptômes du Covid long, on retrouve des troubles de l’humeur (comme la dépression), des troubles du sommeil ou les troubles cognitifs (« brouillard mental »), mais aussi des difficultés respiratoires, des douleurs musculaires et une fatigue importante. La plupart des patients qui présentent des symptômes du Covid long ne sont pas rétablis après plus de sept mois, et souffrent de troubles persistants de la concentration et de la mémoire ainsi que de grandes difficultés à accomplir les tâches du quotidien. Si le vaccin contre le Covid-19 offre une protection contre certaines des complications du Covid long, il ne protège pas entièrement contre les symptômes neuropsychiatriques de cette maladie.
Il existe également un phénomène de rechute avec des patients qui plusieurs fois des symptômes neuropsychiatriques du Covid long. Une des hypothèses avancées pour expliquer ces rechutes est une vulnérabilité d’une partie de la population, qui pourrait être d’origine génétique face aux infections telles que le Covid-19, mais aussi d’autres virus comme celui de la grippe. Sur ce point, la similarité des symptômes du Covid long avec le syndrome de fatigue chronique est marquante et de nouvelles études pourraient permettre de comprendre les causes de ces maladies chroniques, et de mieux soigner les personnes qui en souffrent.
Comment la pandémie a-t-elle affecté les personnes qui souffraient déjà de troubles psychiatriques ?
Avec le Pr. Leboyer (Université Paris Est Créteil, Fondation FondaMental), nous étudions depuis longtemps le système immunitaire des personnes souffrant de troubles psychiatriques sévères. Nous avons ainsi mis en évidence le lien entre certaines infections (telles que la grippe, la toxoplasmose, etc.) et les troubles psychotiques.
L’enquête lancée par le réseau de recherche Immuno-NeuroPsychiatry de l’ECNP (Collège européen de neuropsychopharmacologie) sous la présidence du Pr. Leboyer, et que j’ai coordonnée, a mis en évidence une vulnérabilité accrue des patients atteints de troubles psychiatriques face au Covid-19. Pour ces derniers, la probabilité de développer des complications graves ou de décéder à la suite d’une infection est aussi élevée, sinon plus élevée, que ceux souffrant de problèmes physiques. Même en ayant accès à une vaccination précoce, ce qui n’a pas été le cas dans de nombreux pays européens, cette probabilité reste élevée car la réponse immunitaire des patients est plus faible. Ce risque pourrait aussi être causé par des comorbidités somatiques liées aux troubles psychiatriques ou par d’autres facteurs comme la consommation d’alcool ou de tabac qui sont plus élevées chez les patients souffrant de troubles psychiatriques sévères. Nous étudions aussi l’influence du lithium, un médicament utilisé en psychiatrie, sur les risques d’infection par la Covid-19.
Nous devons tirer les leçons de la pandémie de Covid-19 pour protéger les populations vulnérables sur le plan de la santé mentale. Premièrement, en sensibilisant le grand public sur les conséquences de la pandémie sur la santé mentale, et deuxièmement par une meilleure mise en pratique des mesures de protection contre les infections : campagnes de vaccination, distanciation sociale, port du masque et respect des mesures d’hygiène…
La pandémie a-t-elle entraîné une augmentation de l’utilisation de la télémédecine ? Comment les solutions digitales peuvent-elles accompagner les professionnels de santé et les patients ?
La pandémie a amené la société à opérer plus rapidement sa transition vers les outils digitaux, notamment en relation avec le télétravail. Pour ce qui est du soin clinique en revanche, je dirais que la situation dépend du pays en question. En Belgique, nous sommes dans la majorité des cas revenus à des rendez-vous en présentiel. En revanche, aux Etats-Unis et en Australie, les expériences de mise en place de solutions digitales précèdent la pandémie. Ce sont des pays très vastes qui manquent de professionnels de santé, en particulier en milieu rural : la télémédecine apparait donc comme une solution tout indiquée pour appuyer l’action des professionnels de santé.
Les outils digitaux représentent une formidable opportunité pour développer la psychoéducation et le dépistage. Ils permettent un meilleur accès à des informations fiables ainsi qu’à des ressources utiles pour orienter le patient dans son parcours de soin, à condition que cet usage des ressources digitales soit encadré par des professionnels de santé. Ainsi, l’Association Européenne de Psychiatrie a récemment publié un kit d’information et de conseils pratiques sur la télémédecine à l’usage des professionnels de santé.
Pour finir, je tiens à remercier la Fondation FondaMental pour ses actions de sensibilisation sur la question des symptômes neuropsychiatriques du Covid long, notamment avec la plateforme numérique Post Covid NeuroPsy sur laquelle nous avons travaillé conjointement. Trois ans après le début de la pandémie, il est toujours important de faire connaître les symptômes neuropsychiatriques du Covid long et les ressources disponibles pour venir en aide aux patients et leur donner les moyens de devenir acteurs de leur prise en charge.