Dans cette interview d’Etienne Hirsch, nous explorons comment la psychiatrie de précision permet d’adapter les traitements à chacun. Cette approche devient réalisable grâce à des technologies avancées comme l’intelligence artificielle et repose sur l’analyse de larges cohortes internationales. Aller plus loin et soutenir activement la recherche est crucial pour développer cette approche innovante.
L’IA […] offre un potentiel énorme pour la psychiatrie de précision, en permettant d’identifier peu à peu à partir de modèles complexes les données pertinentes permettant d’adapter les thérapies en conséquence.
Etienne Hirsch
Neurobiologiste, directeur de l’institut Neurosciences, sciences cognitives, neurologie, psychiatrie de l’INSERM.
Comment la France peut-elle tirer parti de l’élan européen dans la recherche en psychiatrie, notamment grâce aux collaborations de la Fondation FondaMental ?
La France dispose d’un tissu de recherche en psychiatrie unique, qui réunit divers acteurs, notamment les cliniciens et les chercheurs au plus près des patients. Les Centres Experts de la Fondation FondaMental ont structuré la recherche dans ce domaine (www.fondation-fondamental.org). La recherche en psychiatrie nécessite d’explorer à la fois des mécanismes internes, comme les dysfonctionnements cérébraux, et des interactions avec l’environnement, ce qui exige des partenariats entre des laboratoires en neurosciences, en épidémiologie et en sciences humaines et sociales pour développer une psychiatrie dite de précision.
Il existe de grandes catégories de troubles psychiatriques, comme les dépressions, les troubles bipolaires ou les schizophrénies, mais les frontières entre ces pathologies ne sont pas toujours nettes. Parfois, elles se chevauchent, et leur expression peut varier considérablement d’un individu à l’autre. Prenons un exemple simple : si deux personnes se cassent la jambe, un sportif récupérera bien plus rapidement qu’une personne âgée. De même, chaque individu réagit différemment à une pathologie psychiatrique. La psychiatrie de précision vise à affiner les diagnostics en identifiant des sous-groupes spécifiques de patients et en adaptant les traitements à ces sous-groupes. L’objectif ultime, le «graal», serait de développer des traitements personnalisés pour chaque individu. Si ce concept est bien établi dans d’autres domaines médicaux, comme l’oncologie, où l’on traite désormais des sous-types de cancers, appliquer ce modèle à la psychiatrie est bien plus complexe et en est encore à ses débuts.
La France a fait des progrès considérables dans cette voie, grâce à des collaborations avec des organismes de recherche comme l’INSERM et le CNRS, et plus récemment à travers le PEPR PROPSY, un projet qui vise à développer la psychiatrie de précision (https://anr.fr/en/france-2030/programmes-et-equipements-prioritaires-de-recherche-pepr/propsy-psychiatrie-de-precision/). Cependant, pour que la France devienne un leader mondial, il est essentiel de tisser des collaborations solides avec d’autres pays européens, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, afin de mutualiser les données de recherche et d’harmoniser les approches. L’INSERM a par exemple mis en place un programme d’échange de doctorants travaillant simultanément dans plusieurs pays européens pour favoriser la collaboration entre pays.
La France dispose-t-elle des infrastructures et des talents nécessaires pour devenir un leader mondial dans ce domaine ?
La France dispose d’un vivier de chercheurs de très haut niveau, mais il manque encore d’hospitalo-universitaires et de cliniciens ayant suffisamment de temps pour se consacrer à la recherche. Afin d’attirer des talents étrangers, la France doit améliorer les incitations, par exemple en proposant des financements compétitifs et en créant des environnements de travail attractifs. Les infrastructures françaises, comme les centres IRM à haut champ (7 tesla de puissance) et les centres de génotypage utiles dans le cadre des maladies à caractère héréditaires, sont des atouts majeurs pour le développement de la psychiatrie de précision.
Cependant, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour renforcer le stockage et le partage des données, essentiels pour analyser les caractéristiques de grands groupes de patients. Des moyens financiers et organisationnels doivent être alloués pour harmoniser et rendre ces infrastructures accessibles à l’ensemble des chercheurs. Les barrières réglementaires doivent aussi être levées.
De quelle manière la psychiatrie de précision pourrait-elle améliorer le traitement des troubles psychiatriques ?
La psychiatrie de précision vise à affiner le diagnostic et le traitement des troubles psychiatriques en prenant en compte les spécificités de chaque sous-groupe de patients. Actuellement, des pathologies comme les troubles bipolaires sont souvent diagnostiquées tardivement (5 en moyenne après le début des signes). Un diagnostic précoce et précis permettrait de mieux traiter ces pathologies avant qu’elles ne s’aggravent.
L’objectif ultime de la psychiatrie de précision est d’adapter les traitements à chaque sous-groupe, voire à chaque individu, un peu comme cela se fait déjà dans le domaine de la cancérologie. Autrefois, on parlait simplement de «cancer», mais aujourd’hui, nous distinguons des sous-catégories spécifiques, comme le cancer du foie, et utilisons l’analyse de biomarqueurs pour adapter le traitement de manière ciblée au sous-type de cancer.
Nous sommes convaincus que l’efficacité d’un traitement dépend du sous-groupe de patients auquel il est destiné. Prenons l’exemple de patients atteints de diabète : les patients insulinodépendants nécessitent de l’insuline pour réduire les symptômes, tandis que pour les patients qui ne sont pas insulinodépendants, l’administration d’insuline n’aurait aucun effet sur la maladie. De la même manière, dans les maladies mentales, il est crucial d’adapter les traitements en fonction des spécificités du patient, car une approche standardisée ne serait pas efficace pour tous, voire délétère, mais cela est bien plus complexe.
Pour réussir, nous devons nous appuyer sur les forces scientifiques et médicales françaises que nous avons évoquées, et cela nécessite des analyses à grande échelle, impliquant un très grand nombre de patients. Ce modèle pourrait réduire les tâtonnements actuels dans les traitements, améliorant ainsi la qualité de vie des patients et générant des économies importantes en matière de santé.
Comment favoriser la coopération autour du partage de données afin d’étudier des ensembles plus vastes en France et en Europe ?
Bien que la France dispose déjà de grandes cohortes nationales, comme celles de la Fondation FondaMental, le partage des données reste un défi, principalement en raison des régulations complexes et des différences d’interprétation des lois sur la protection des données entre les pays européens. Pour favoriser la collaboration, il est nécessaire de simplifier les processus de partage de données, tout en garantissant une anonymisation stricte pour protéger les participants sans qui la recherche ne serait pas possible.
L’engagement des patients et des associations est également crucial pour améliorer la collecte de données, mais il est essentiel d’un point de vue éthique de maintenir la confiance en assurant une protection efficace des données et de l’anonymat.
Comment l’utilisation d’outils numériques tels que l’IA peut-elle améliorer la gestion des données et adapter les traitements ?
Grâce aux avancées technologiques, il est désormais possible de collecter et d’analyser une quantité massive de données sur les patients, incluant la génétique, les données biomédicales et les interactions avec l’environnement. Par exemple, il est possible d’analyser l’intégralité du génome d’un individu pour moins de 1000 euros, permettant ainsi de séquencer toute la structure ADN spécifique à cette personne. De plus, grâce à l’imagerie à haute résolution, nous pouvons obtenir des images très détaillées du cerveau. Parallèlement, des capteurs, comme ceux de nos montres connectées, nous fournissent des données précieuses sur la physiologie, par exemple pour analyser le sommeil. Enfin, des analyses biologiques approfondies permettent de mesurer toutes les protéines présentes dans le sang.
L’IA est une révolution qui permet le développement d’outils mathématiques capables de classifier les sous-groupes de patients et d’adapter les traitements de manière plus précise. Cela offre un potentiel énorme pour la psychiatrie de précision, en permettant d’identifier peu à peu à partir de modèles complexes les données pertinentes permettant d’adapter les thérapies en conséquence.
C’est pourquoi nous sommes à un moment idéal pour développer la psychiatrie de précision et adapter les traitements en conséquence. Aujourd’hui, en cas de cancer, lorsqu’un chirurgien effectue une biopsie, il dispose de toutes les caractéristiques nécessaires pour déterminer les médicaments les plus adaptés et, parfois, même développer un traitement personnalisé. L’objectif en psychiatrie est similaire. Il s’agit de comprendre l’individu dans sa globalité, en tenant compte à la fois de sa biologie et de son interaction avec l’environnement.
Des initiatives telles que le PEPR PROPSY se concentrent déjà sur l’intégration de ces technologies pour améliorer le diagnostic et le traitement des maladies mentales.
La France devrait-elle accroître ses financements pour la recherche sur les traitements innovants ? Quels avantages cela apporterait-il ?
Il est impératif que la France augmente ses financements pour la recherche en psychiatrie, même en période de restrictions budgétaires.
En France, contrairement aux Etats-Unis par exemple, le système social assure la prise en charge des personnes qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de manière autonome. Un investissement accru dans la psychiatrie de précision soulagera un système de santé saturé en permettant une prise en charge plus précoce et efficace, réduisant ainsi les hospitalisations, les pathologies associées (ex : diabète, maladies métaboliques ou cardiovasculaires), la perte de qualité de vie, d’espérance de vie et de revenus liés aux périodes d’inactivité, et in fine les coûts associés à ces maladies.
Investir dans la psychiatrie de précision est donc essentiel pour améliorer la qualité de vie des patients, aidants, familles et professionnels. Cela crée un cercle vertueux qui bénéficie à l’ensemble de la société.
L’investissement dans la psychiatrie de précision ne peut pas reposer uniquement sur l’État, mais doit impliquer également les entreprises, les mutuelles et le grand public. Cela permettra d’assurer un financement pérenne et de renforcer la prise en charge des pathologies mentales, qui touchent environ 3 milliards de personnes dans le monde (The Lancet Neurology, 2021).
Ces recherches sont une priorité pour l’INSERM, et la psychiatrie étant la grande cause nationale en 2025, nous devons tous aller au bout de cet engagement et investir massivement dans cette voie, car les retombées positives seront profondes et durables.