"En 2023, nous estimons le coût direct et indirect des maladies psychiatriques en France à 163 milliards d’euros"
Interview avec Isabelle Durand-Zaleski, professeure de médecine, docteure en économie, responsable de l’unité URC ECO (AP-HP)
Au cours des dernières années, nous avons réalisé l’importance croissante des enjeux de santé mentale, qui sont l’un des principaux défis du XXIe siècle. Les maladies psychiatriques représentent, en France, le premier poste de dépenses de l’Assurance Maladie, devant les cancers et les maladies cardio-vasculaires. Isabelle Durand-Zaleski, vous avez récemment publié, avec un collectif de chercheurs de la Fondation FondaMental, une étude qui estime les coûts directs et indirects de ces maladies mentales à plus de 160 milliards d’euros par an en 2019.
En quoi ces études permettent-elles d’illustrer notre marge de progression dans la prise en charge des pathologies psychiatriques ?
Les études médico-économiques permettent d’attirer l’attention des décideurs sur les dépenses en santé mentale afin d’identifier des domaines où on peut améliorer l’offre de soin au service des patients. Revenons d’abord sur quelques définitions : en économie de la santé, on distingue dans les coûts d’une pathologie ce qui relève du système de santé de ce qui est extérieur au système de santé ; et ce qui est directement lié à la prise en charge de la maladie des coûts économiques et sociaux liés aux conséquences de cette maladie.
Ainsi, on appelle « coûts directs » la valeur des ressources qui servent directement à prendre en charge le patient ; cela inclut tout ce qui permet d’améliorer directement sa santé ou sa qualité de vie. Dans ces coûts directs, on retrouve les coûts médicaux qui relèvent du système de soins, et les coûts non-médicaux mais qui contribuent directement au soin ou à la qualité de vie du patient, c’est-à-dire le secteur médico-social, les aidants informels ou encore l’aménagement du domicile dans le cadre d’un handicap.
À l’opposé, on appelle « coûts indirects » les coûts liés aux comorbidités somatiques associées aux maladies psychiatriques, mais aussi les conséquences économiques et sociales de ces maladies : baisse de la qualité de vie, perte de revenus, périodes d’inactivité, invalidité et réduction de l’espérance de vie. Le calcul de ces « coûts indirects » a été mis en place par l’OMS afin d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’impact de la maladie sur la qualité de vie des patients, et de les inciter à investir dans le domaine.
En 2012, vous aviez publié une première étude sur le sujet, toujours avec les chercheurs de la Fondation FondaMental. Comment ces chiffres ont-ils évolués en dix ans ?
En 2012, nous estimions les dépenses de santé mentale à 109 milliards d’euros. En 2023, ces coûts bondissent pour atteindre 163 milliards d’euros, soit une hausse de 50%. Cette très forte augmentation témoigne de l’impact majeur des maladies mentales sur notre société, et en particulier sur la qualité de vie des patients et de leurs proches.
L’étude de 2023 a permis une identification plus fine des postes de dépense par rapport à la décennie précédente. Nous travaillons à partir des données fournies par l’Assurance Maladie pour l’ensemble de la population ; dans cette nouvelle étude, nous avons pu prendre en compte les indépendants, qui ont été rattachés à l’Assurance Maladie en 2020. Nous savons également mieux quantifier les coûts informels des maladies mentales, notamment en ce qui concerne leur impact sur les proches aidants.
À titre de comparaison, quels sont les coûts des autres maladies, comme les cancers ou les maladies cardiovasculaires ?
En 2020, le coût direct du cancer était de 21 milliards d’euros, et celui des maladies cardiovasculaires de 18 milliards. Il faut rappeler que ces chiffres, fournis par l’Assurance Maladie, ne concernent que les coûts directs de ces maladies, et seulement pour le système de soins. Il faut donc les comparer au coût direct des maladies mentales en France pour la même année : 23 milliards d’euros.
Les maladies psychiatriques représentent donc le premier poste de dépenses de l’Assurance Maladie, avant même la pandémie de Covid-19 dont on sait qu’elle a eu un impact considérable sur la santé mentale des Français.
Comment ces études peuvent-elles contribuer à améliorer l’offre de soin et la qualité de vie pour les personnes souffrant de troubles psychiatriques ?
Ces études nous permettent d’investir de façon réfléchie dans la recherche et dans les soins, afin de mettre en place des solutions concrètes au service des patients et de leurs proches. Cela passe notamment par une meilleure organisation des soins.
La prise en charge des patients dans le cadre des Centres Experts de la Fondation FondaMental peut servir de point de départ pour réfléchir à la réorganisation des soins en psychiatrie. Ces Centres, dédiés à quatre pathologies majeures (troubles bipolaires, schizophrénie, dépression résistance, troubles du spectre autistique), assurent le suivi annuel de cohortes regroupant des milliers de patients. La démarche des Centres Experts est basée sur la psychiatrie de précision, afin de proposer à chaque patient un traitement personnalisé et un accompagnement psychosocial pour améliorer leur fonctionnement et leur qualité de vie au quotidien.
Comment le concept de capital cérébral peut-il favoriser l’investissement public et privé en santé mentale ?
Le concept de « capital cérébral » est une notion utile pour parler du retour sur investissement possible dans le domaine de l’économie de la santé. Il permet d’en donner une image très parlante, à la fois pour les investisseurs et pour le grand public. Pourtant, il ne faut pas se contenter de transposer le cadre d’analyse de l’industrie à ces questions de santé publique. Notre préoccupation doit être d’offrir une prise en charge respectueuse des personnes, basée sur des soins de qualité et un accompagnement personnalisé visant à restaurer la qualité de vie des patients et à nourrir la résilience de leurs proches.
Pour finir, quelles politiques publiques en santé mentale appelez-vous de vos vœux ?
Afin de nous donner les moyens de nos ambitions, j’appelle tout d’abord à la déstigmatisation des maladies mentales dans notre société. Trop souvent, les patients et leurs proches sont victimes d’idées reçues qui leur sont préjudiciables et qui constituent un obstacle majeur à une prise en charge de qualité. Libérer la parole sur les maladies mentales permettra notamment de réduire le retard de diagnostic, améliorant de fait le pronostic des patients. Le déploiement de la médecine de précision en psychiatrie est, sans aucun doute, l’un des défis majeurs du XXIe siècle. Les réponses à ce défi sont à trouver dans la réorganisation de l’offre de soins et dans un soutien ambitieux à la recherche.
Pour finir, je tiens à souligner que l’étude dont nous avons parlé concerne la période pré-Covid. Il est impératif de prendre en compte l’impact de la pandémie sur la santé mentale des Français dans le déploiement de nos politiques de santé.