Grande Interview Richard Delorme
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« 80% des tentatives de suicide chez les moins de 15 ans sont réalisées par des jeunes femmes. »

Publié le 3 juin 2024

Richard Delorme, responsable du centre d’excellence pour l’autisme et les troubles du neurodéveloppement (InovAND) et du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert Debré à Paris, et chercheur à l’Unité de Génétique Humaine et Fonction Cognitive à l’Institut Pasteur à Paris.

Pouvez-vous nous parler de votre étude récente sur le suicide chez les jeunes et de ce qui l’a motivée ?  

Tout a commencé avec la pandémie de Covid-19. En tant que pédopsychiatre, j’étais préoccupé par le nombre croissant de passages aux urgences. Il était surprenant de constater l’absence de données chiffrées, malgré la sensation qu’il se passait quelque chose d’inhabituel chez les enfants. L’enjeu majeur était de comprendre la réalité des faits.

C’est ainsi qu’est né le projet QIM Cassandre, Question d’Intérêt Majeur pour la santé mentale des jeunes franciliens (Région Île-de-France), visant à obtenir des informations fiables et, dans une deuxième phase, à prévenir et accompagner les jeunes en situation de vulnérabilité.

À ce moment-là, des études internationales émergeaient, notamment d’Asie et des pays anglo-saxons, confirmant nos intuitions en France. Elles signalaient une augmentation marquée des tentatives de suicide chez les jeunes, tout particulièrement les 18-25 Ans mais aussi les moins de 15 ans.

Pour répondre à ces enjeux, nous avons collaboré avec la région Île-de-France, l’AP-HP, Santé Publique France, les pouvoirs publics, et la Fondation FondaMental. Nous avons mené en premier lieu l’étude ENABEE pour évaluer la prévalence des troubles chez les 6-11 ans et créer un baromètre de santé. Nous avons également analysé les données hospitalières avec les ingénieurs de l’entrepôt de données de santé de l’AP-HP pour vérifier s’il y avait une augmentation des passages aux urgences et des hospitalisations liées aux tentatives de suicide.

Avec la Fondation FondaMental, nous avons également participé au développement d’outils digitaux disponibles en ligne - pour informer et soutenir les jeunes. Nous avons également créé avec l’institut Robert Debré du Cerveau de l’Enfant, le site clepsy.fr pour accompagner les familles et les enfants à risque suicidaire ou ayant des idées suicidaires.

Comment collecter et analyser les données relatives à ce phénomène ? Quelle a été la méthodologie utilisée ?

Nous avons publié plusieurs études à ce sujet. Une première étude pilote, publiée en 2021 dans la revue JAMA Network, s’est concentrée sur les urgences. Nous avons examiné la prévalence des passages et leurs caractéristiques en tenant compte des effets de saisonnalité, car certaines périodes de l’année enregistrent plus de tentatives de suicide.

Notre objectif était de comprendre si la crise du Covid-19 avait engendré un phénomène indépendant ou si ce que nous observions s’inscrivait dans une simple continuité d’une tendance préexistante d’augmentation des tentatives de suicide chez les jeunes.

Une seconde étude, basée uniquement sur les données de l’entrepôt de santé de l’AP-HP, a été publiée récemment. Sans prérequis ni cohorte définie, nous avons analysé les données recueillies dans le parcours de soin des patients hospitalisés à l’AP-HP pour identifier les caractéristiques des patients et mesurer l’augmentation des tentatives de suicide ayant entraîné une hospitalisation à l’AP-HP durant cette période.

Nous avons utilisé les dossiers d’hospitalisation et les comptes rendus textuels des patients, intégrant l’intelligence artificielle (IA) pour rechercher des informations sur les tentatives de suicide, leurs antécédents personnels et familiaux. Cette analyse textuelle a permis d’identifier les cas de patients hospitalisés avant et pendant la crise du Covid-19.

Nous avons étendu l’étude à 3 millions de comptes-rendus pour étudier la prévalence des tentatives de suicide et les facteurs associés. Bien que nous n’ayons pas identifié de nouveaux facteurs de risque, nous avons confirmé des risques accrus chez les 13-20 ans, notamment chez les jeunes femmes :

Cette étude souligne que 80% des tentatives de suicide chez les moins de 15 ans sont réalisées par des jeunes femmes. Notre étude souligne par ailleurs que les femmes victimes de violences sont particulièrement à risque, faisant de la prévention des violences un enjeu majeur de santé publique. Les violences physiques, morales ou sexuelles subies durant l’enfance sont des déterminants critiques de la santé mentale et physique, en particulier chez les femmes, mais aussi chez les jeunes gens. Evidemment, certains jeunes hommes peuvent avoir d’autres comportements à risque comme lorsqu’ils ont un trouble d’utilisation de drogues ou d’alcool, et doivent bénéficier d’une attention particulière.

En quoi les résultats de votre étude peuvent-ils nous aider à mieux comprendre les causes de l’augmentation du taux de suicide, en particulier chez les jeunes femmes ?

Les tentatives de suicide sont une réalité fréquente, résultant souvent d’une combinaison de facteurs sociaux, biologiques, génétiques, endocriniens et environnementaux. Au-delà des violences, les femmes présentent une vulnérabilité accrue par rapport aux hommes. Dès leur plus jeune âge, elles sont souvent sollicitées pour accomplir des tâches domestiques, s’occuper des plus jeunes de la famille et assumer une charge mentale plus élevée.

En outre, elles subissent plus de violences, y compris le harcèlement et les nouvelles formes de violences en milieu scolaire. Ces vulnérabilités s’accumulent, amplifiant leur risque. Les jeunes femmes peuvent également être plus sensibles à certains phénomènes environnementaux ou sociaux, comme les réseaux sociaux ou les conflits. Il est bien établi que les femmes possèdent généralement une empathie plus développée que les hommes, ce qui peut les rendre plus vulnérables à la dépression et à l’anxiété.

Cette différence de vulnérabilité est visible dès l’école primaire et augmente avec l’âge. Dans l’étude Enabee, on a vu que les jeunes filles avaient très précocement une réduction forte de l’estime de soi en comparaison aux jeunes hommes.  En CP, elles ont une estime de soi similaire à celle des garçons, mais en fin de primaire, il existe déjà une différence significative.

Quels mécanismes psychologiques et troubles sont impliqués ?

Les enfants traversent, notamment durant l’adolescence, de nombreux changements physiologiques, affectifs, scolaires, qui sont déterminants dans l’émergence des troubles psychiatriques. Durant cette période, l’entourage joue un rôle crucial de vigilance, de surveillance et d’accompagnement, et permet d’enclencher les actions de prévention primaire ou secondaire. Il est essentiel pour les parents ou l’entourage d’être vigilants aux changements perceptibles chez leur enfant. Il est important d’interroger son enfant. Si vous pensez que votre enfant peut avoir des idées suicidaires, alors interrogez-le. Repérer ces phases de changement est fondamental pour la prévention des tentatives de suicide.

Que dit cette étude de la vulnérabilité des jeunes face au suicide ? En quoi le Covid est-il impliqué dans ce phénomène ?

La pandémie de Covid-19 a été un accélérateur majeur et une phase critique pour la santé mentale. Cette crise a épuisé le système de soin en santé mentale – qui était déjà à l’agonie et induit l’émergence, la récidive ou l’aggravation de troubles psychiatriques chez un certain nombre d’individus.  

Cette période a été particulièrement difficile pour les jeunes, qui sont déjà vulnérables en termes d’accès aux soins. Moins autonomes financièrement, ils ont plus de difficultés à obtenir l’aide nécessaire. De plus, les jeunes traversent des phases de changement importantes et de découvertes, telles que la consommation d’alcool et de drogues, les relations amoureuses, et les questionnements existentiels, ce qui les rend encore plus vulnérables.

La pandémie a souligné l’importance des stratégies de prévention en santé mentale, comme celles étudiées par le projet QIM Cassandre. la crise Covid a renforcé les convictions qu’il est nécessaire d’agir tôt et efficacement pour le bien être des générations à venir. Les jeunes ont été très touchés par la crise Covid, et je ne suis pas persuadé que nous ayons complètement tiré les enseignements des effets délétères de cette crise.

Quels sont les outils disponibles pour évaluer le risque suicidaire chez les jeunes et prévenir le passage à l’acte ?

Il existe plusieurs outils sur le site de la Fondation FondaMental conçus pour aider à la prévention du suicide, comme Ecoute Etudiants Ile-de-France, une plateforme numérique développée en 2021 avec le soutien de la Région Île-de-France, ou encore Simple+, une application de psychoéducation et d’auto-évaluation à destination des personnes vivant avec un trouble bipolaire qui permet de détecter les modifications de l’humeur et les situations d’urgence.

Dans le cadre de l’étude QIM Cassandre, une phase est dédiée aux jeunes, aux adolescents, et aux jeunes adultes pour comprendre comment les accompagner lorsqu’ils sont confrontés à des idées suicidaires.

L’application «Before Anyone Else», développée par l’équipe de Montpellier en collaboration avec la Fondation FondaMental, offre un plan d’urgence pour les jeunes, et permet un soutien aux personnes ayant des idées suicidaires. Elle propose des solutions à mettre en œuvre par soi-même, avec l’aide de l’entourage et en fonction de son environnement. Il a été prouvé que ce type d’application est efficace dans la réduction du risque suicidaire chez les jeunes.

Enfin, le site internet clepsy.fr, vise à répondre aux besoins de santé mentale des jeunes en impliquant les parents. Il fournit des outils et des ressources pour aider les parents à mieux gérer les situations de vulnérabilité mentale rencontrées par leurs enfants, améliorant ainsi leurs compétences dans ce domaine clé.

Comment pouvons-nous mieux sensibiliser le public et les professionnels de santé à l’importance de la prévention du suicide chez les jeunes ?

C’est une grande partie de la mission de la Fondation FondaMental, qui œuvre pour briser les préjugés sur la santé mentale et pour améliorer le diagnostic, la prise en charge et le traitement des maladies psychiatriques. Pionnière en France de la médecine de précision en psychiatrie, elle fait bénéficier les patients des Centres Experts qu’elle coordonne des dernières avancées de la recherche.

La santé mentale est un enjeu majeur de santé publique, dont nous souhaitons faire la Grande cause nationale en 2025. Les maladies mentales touchent 20% des Français, nous sommes donc tous concernés. Mais la notion de santé mentale ne se limite pas aux maladies mentales.  Elle concerne aussi l’équilibre psychique, lui-même indissociable de la santé somatique. Chacun souhaite être bien dans sa peau et heureux dans sa vie, ce qui fait de la santé mentale une préoccupation fondamentale pour tous.

Cependant, lorsque la santé mentale se détériore, un sentiment d’exclusion peut surgir, paradoxalement, puisque 1 personne sur 5 éprouve des troubles au cours de sa vie. L’objectif est donc de combattre la stigmatisation, de libérer la parole, de développer des organismes dédiés à la santé mentale pour aider les gens à sortir de leur isolement.

Bien qu’il y ait une prise de conscience, l’accès aux soins reste difficile. Le digital joue un rôle croissant en santé et en santé mentale. Pour les personnes isolées qui peinent à consulter des professionnels formés, le digital offre un accès direct à des informations de qualité chez soi, ainsi qu’à des outils utiles pour soi-même ou pour ses proches.

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