« Il faut soutenir la personne dans son parcours de vie, pas seulement dans son parcours de soin »
On dit souvent qu’un bon traitement pour lutter contre une maladie mentale, c’est le bon médicament, la bonne psychothérapie et des règles d’hygiène (alimentation, sport). Est-ce que vous pourriez nous parler de cette stratégie de soin à trois pieds ?
Ce qui est important, c’est la personnalisation des stratégies, car tous les patients ne répondent pas de façon identique aux mêmes traitements médicamenteux. Même chose pour les psychothérapies : cela dépend du profil de leur trouble mais aussi de leurs comorbidités. Quant aux règles hygiéno-diététiques, les approches ne vont pas être les mêmes chez quelqu’un qui a pris du poids ou qui a une comorbidité avec une hypertension, par exemple.
Cela étant dit, j’ajouterai un quatrième pilier : celui qui vise à restaurer la personne dans son pouvoir d’agir. Comme vous le savez, les épisodes psychiatriques déstructurent beaucoup la vie des gens et mettent en difficulté le parcours académique des jeunes, l’accès au travail, mais aussi le développement affectif et social. C’est pourquoi, il faut très tôt orienter l’ensemble des actions mises en œuvre pour soutenir la personne dans son parcours de vie et pas seulement dans son parcours de soin. Il est indispensable pour cela d’inclure la personne dans les décisions qui la concernent. Vous l’aurez compris, ce quatrième pilier, celui de l’inclusion sociale, est complémentaire aux trois premiers mais surtout conditionne leur efficacité et permet d’atteindre l’objectif prioritaire : le rétablissement.
On voit trop souvent les pathologies psychiatriques comme des maladies chroniques, incurables, alors que les données de la science nous disent qu’à la différence des handicaps moteurs et sensoriels, qui sont souvent des handicaps fixés, les handicaps psychologiques et cognitifs sont mobilisables, ce qui fonde dans la réalité l’objectif de rétablissement.
Entre 600 000 et un million de personnes sont atteintes de troubles bipolaires en France. En moyenne, le diagnostic met entre 6 et 9 ans à être posé. Comment expliquer une telle errance thérapeutique ?
C’est une réalité préoccupante qui résulte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les premières manifestations de la maladie sont atypiques : schizophrénie, troubles bipolaires, troubles anxieux…on ne pose pas tout de suite un diagnostic spécifique. Et puis, il y a une forme de méconnaissance des objectifs qui doivent être assignés à la prise en charge hospitalière des premiers épisodes. Les troubles bipolaires touchent des sujets jeunes, souvent entre 15 et 25 ans. Après un premier épisode psychiatrique ayant donné lieu à une hospitalisation, dès que les symptômes s’améliorent, le patient et son entourage sont pressés de tourner la page. Tout le monde est enclin à considérer que le travail est fini lorsque le patient va mieux, après quelques semaines voire un ou deux mois d’hospitalisation. Or, c’est exactement le contraire : le travail commence à la sortie de l’hôpital pour éviter que ce premier épisode ne se reproduise et pour qu’on continue l’évaluation qui permettra de poser le diagnostic le plus tôt possible. Être suivi en psychiatrie reste stigmatisant : les patients s’autocensurent, et il y a des réticences à poursuivre précocement cette collaboration avec les soignants pour préciser le diagnostic.
On peut aussi regretter le manque d’information des patients et des familles sur les maladies mentales. Et il faut dire qu’en France, on a une insuffisance de dispositifs de repérage précoce qui nous permettraient d’identifier les premières manifestations des troubles qui précèdent les premiers épisodes.
La prise en charge des personnes atteintes de troubles bipolaires reste un exercice parfois délicat pour les psychiatres du fait de la grande variabilité de la réponse aux traitements médicamenteux et du manque d’outils permettant de la prédire. Peut-on dire que vous avancez un peu à tâtons jusqu’à trouver le bon traitement ? Quels sont les impacts sur les patients et l’efficacité des soins ?
Qu’il s’agisse des antipsychotiques atypiques, des régulateurs de l’humeur ou des antidépresseurs, pour toutes les grandes classes de psychotropes, on observe une variabilité de la réponse : de l’ordre de 30% de très bons répondeurs, 30% de non répondeurs et 40% de personnes qui ont une réponse intermédiaire. Et on ne peut pas prévoir à l’avance quelle sera la réponse des patients au traitement proposé. Autrement dit, le tableau clinique présenté par le patient ne nous guide pas dans le choix d’un traitement médicamenteux. On essaie un traitement puis, s’il ne marche pas, on en essaie un autre.
Cette approche empirique provoque une perte de temps et de chance de guérison, ainsi que des surcoûts parce que les patients sont en général hospitalisés à nouveau du fait de la réponse insuffisante au traitement. Et puis, cela nuit considérablement à la relation médecin-malade. Quand un médecin propose un traitement dont il dit à son patient qu’il est efficace dans moins d’un cas sur deux et que le patient rechute, cela ne favorise pas la relation de confiance.
De plus, comme les pathologies psychiatriques, à l’image des troubles bipolaires, touchent majoritairement des sujets jeunes, le phénomène de rechute lié à cette réponse incertaine au traitement, a aussi des conséquences majeures sur leur développement académique, professionnel, social et affectif. Donc l’enjeu de l’efficacité du traitement et d’une meilleure prédiction est extrêmement important pour l’avenir.
Vous avez beaucoup travaillé sur le lithium, l’un des médicaments de référence pour le traitement des troubles bipolaires. A quel stade de la maladie est-il particulièrement préconisé et pour quels effets ?
À tous les stades de la maladie. C’est le chef de file des médicaments prophylactiques, des médicaments préventifs des rechutes, notamment les rechutes maniaques et dépressives dans le trouble bipolaire. Aujourd’hui, c’est la molécule qui fonctionne le mieux et elle a comme particularité supplémentaire d’être le seul médicament dont l’efficacité contre la mortalité suicidaire a été prouvée.
Il semblerait cependant que le lithium soit encore plus efficace quand il est prescrit dès les premiers épisodes. Je défends donc l’idée que c’est un médicament de première intention, qui doit être proposé le plus tôt possible.
30% des patients traités par sels de lithium présentent une rémission complète des symptômes, 30% des patients répondent partiellement et 40% sont non-répondeurs. Avez-vous pu identifier des marqueurs spécifiques pouvant expliquer une réponse positive à ce traitement ?
Nous avons en ce moment-même plusieurs projets de recherche qui visent à identifier des biomarqueurs pour prédire quels patients seraient susceptibles de bien répondre au lithium. Nous venons ainsi de déposer un premier brevet sur un biomarqueur sanguin qui est issu de travaux de méthylomique. Il s’agit d’un biomarqueur qui est immédiatement accessible par une prise de sang. Et il semble bien discriminer les répondeurs des non-répondeurs. Ce résultat potentiellement intéressant doit être répliqué.
C’est un premier résultat, d’autres devraient suivre. Nous attendons des réponses importantes d’un programme européen qui est le seul à avoir étudié cette question de manière prospective, en collectant des biomarqueurs chez les personnes qui débutent le lithium et en les suivant pendant deux ans pour voir qui répond et qui ne répond pas au traitement. On collecte là des biomarqueurs sanguins mais également, grâce à de nouvelles techniques d’imagerie, des informations qui permettent de caractériser la distribution cérébrale du lithium. Or, la manière dont se distribue le lithium dans le cerveau pourrait constituer un éventuel marqueur prédictif d’une bonne ou d’une mauvaise réponse à la molécule. Ce sont des travaux qui sont menés en lien avec le CEA et le consortium international qui est mobilisé par ce projet européen, et qui pourraient à terme nous permettre d’améliorer grandement la personnalisation des traitements (pour plus d’information : https://rlink.eu.com/).
Pouvez-vous nous présenter l’état de vos recherches sur la compréhension des mécanismes d’action du lithium ?
Aujourd’hui, ils ne sont pas connus, ils sont supposés. Mais les analyses en imagerie cérébrale et sur les effets moléculaires du lithium que l’on va pouvoir mesurer dans le sang vont venir éclairer l’exploration des mécanismes d’action du lithium. À suivre donc.
Question au chercheur mais aussi au délégué ministériel à la Santé mentale et à la psychiatrie : quelle est votre vision de la psychiatrie de demain ? Du traitement des troubles bipolaires ?
L’avenir de la psychiatrie en général, et du traitement des troubles bipolaires en particulier, passe avant tout par une politique de prévention ambitieuse, qui manque encore en France. Je pense tout particulièrement au dépistage et à la prise en charge intensive et précoce dès les premiers épisodes psychiatriques. Il faudrait aussi pouvoir investir massivement dans les programmes de prévention de la rechute. Et je crois qu’il faut lier cela au développement de stratégies qui impliquent les personnes concernées dans leur programme de soins. Au bout du compte, la personnalisation dont on parle tant, doit être guidée par les attentes de la personne elle-même en termes de soins mais aussi d’inclusion sociale, d’accès au logement, de développement personnel et professionnel. C’est pourquoi, à la délégation à la santé mentale et à la psychiatrie, nous comptons beaucoup sur les progrès de la pair-aidance professionnelle et la mobilisation du savoir expérientiel.
À quelques semaines de l’élection présidentielle, quelles propositions pourriez-vous imaginer pour faire progresser la santé mentale lors du prochain quinquennat ?
Déjà, il faut rappeler que le contexte est particulièrement difficile. Notre système de soins affronte des difficultés structurelles inédites avec un déficit d’attractivité, des postes vacants, une pénurie de soignants, médecins et infirmiers… Sans compter la crise du Covid qui a mis en forte tension l’ensemble du système, y compris le système de santé mentale.
Cela dit, beaucoup a été fait ces dernières années grâce à une mobilisation collective exceptionnelle jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, ce qui a permis de réaffirmer les priorités de santé publique abordées dans la feuille de route santé mentale et psychiatrie.
On parle de réformes de fond et d’investissements sans précédent : 1,4 milliard d’euros ont été engagés depuis 2018. Et pas moins de 1,9 milliard d’euros sont aujourd’hui programmés pour financer les mesures issues du Ségur de la Santé ou des Assises de la Santé mentale d’ici 2025.
Les paradigmes de prise en charge changent en profondeur : oOn peut citer le déploiement de la réhabilitation psycho-sociale, la création du métier d’infirmier de pratique avancée - qui va permettre de densifier et d’enrichir la prise en charge des patients-, ainsi que la couverture de soins psychologiques par l’assurance maladie. Je pense aussi à la réforme du diplôme d’études spécialisées en psychiatrie qui passe à 5 ans et aux investissements importants consentis pour le développement du numérique en santé mentale. La e-santé mentale peut contribuer à « l’empowerment » (soutien au pouvoir d’agir) des personnes et de leurs familles, comme le montre le Passeport BP, par exemple.
Je constate également que les mentalités évoluent : les personnes concernées, leurs familles, les soignants, les professionnels de l’accompagnement social et médico-social, et plus récemment les décideurs politiques se sont saisis des enjeux de santé mentale.
À nous de capitaliser sur ce qui a déjà été accompli pour ouvrir la voie d’une refondation des politiques publiques de santé mentale et psychiatrie. Beaucoup de chemin a été parcouru et cela doit nous encourager à porter une ambition encore plus importante pour les années qui viennent, car beaucoup reste à faire. Voilà le vœu que je forme pour le prochain quinquennat.